Temps de lecture 24 minutes > Il est rare que l’œuvre comme les engagements d’un auteur suscitent l’admiration c’est le cas de Victor HUGO 1806-1885. À la fois poète, écrivain, dramaturge, dessinateur et homme politique, il a fait rimer idéaux esthétiques et sociaux. Ouvrir Les Misérables ou Les Contemplations, c’est comprendre le sens du mot génie ». Savoir admirer est une haute puissance. Victor Hugo [ 31 juillet 2021] Si je vous dis Notre Dame de Paris, Les Misérables ou encore L’Homme qui rit, vous me répondez sans aucune hésitation Victor Hugo ! Parmi les nombreuses histoires qui accompagnent l’un des écrivains les plus célèbres de la littérature française, saviez-vous seulement que la Belgique était devenue sa terre d’asile pendant plus de 500 jours ? Pour vous y retrouver, cliquez ici... Derrière l’auteur, le politique engagéBelgique, terre d’accueilIntroductionL’auteurLe texteDu génieLe goûtUtilité du Beau Derrière l’auteur, le politique engagé Celui qui est considéré comme le père du romantisme français met sa plume au service de son engagement politique. Plusieurs sources situent ses débuts en politique après le décès tragique de sa fille, Léopoldine, en 1843. Quel qu’en ait été l’élément déclencheur, Victor Hugo est nommé “Pair de France” par le roi Louis-Philippe en 1845 et rejoint le camp des Républicains. Membre de l’Académie française depuis 1841, le poète se dresse contre la peine de mort et l’injustice sociale, à la Chambre, et est élu maire du 8e arrondissement de Paris et député en 1848. Sous la IIe République, Hugo juge les lois trop réactionnaires, et dénonce la réduction du droit de vote et de la liberté de la presse. Il s’insurge également face à la terrible répression menée par l’armée suite aux 4 journées d’insurrection ouvrière à Paris, en juin 1848. Initialement allié au régime du roi, le romantique se détache finalement de la droite, pour soutenir la candidature de Louis Napoléon Bonaparte. Élu Président de la République le 10 décembre 1848, mais politiquement isolé, ce dernier échoue à s’attirer les bonnes grâces de l’Assemblée, majoritairement conservatrice. A ses yeux, le futur Napoléon III représente le chef de la famille Bonaparte, l’héritier de l’Empereur, son oncle, et son continuateur présomptif. Il y a là un problème sa fonction présidentielle est limitée à un seul mandat de 4 ans. Impossible, donc, pour Louis-Napoléon de rallonger sa présidence pour la transformer en monarchie, à moins d’imposer la révision par la force. Belgique, terre d’accueil “Moi, je les aime fort ces bons Belges” © Pour contrer le coup d’Etat du 2 décembre 1851, visant à rétablir l’Empire, Victor Hugo signe un appel à la résistance armée – “charger son fusil et se tenir prêt” peut-on lire dans le magazine Geo –, sans succès. Pour éviter le bannissement, le poète décide alors de fuir la France qu’il dit tyrannisée par “le petit“. Le 11 décembre 1851 au soir, il monte à bord d’un train en direction de Bruxelles depuis la gare du Nord. Dissimulé sous une fausse identité, Jacques-Firmin Lanvin, ouvrier imprimeur, Hugo arrive en Belgique par Quiévrain. Le plat pays ne lui est pas étranger, puisqu’il s’y était rendu pour la première fois en vacances aux côtés de Juliette Drouet, en 1837. Victor Hugo s’installe pour 7 mois sur la Grand-Place de Bruxelles, dans la Maison du Moulin à vent puis la Maison du pigeon. Il gagne ensuite l’île anglo-normande de Jersey pour les 10 prochaines années. La célébrité littéraire française, dont la véritable identité ne resta pas longtemps secrète à Bruxelles, ne semble pas pouvoir se séparer de notre pays si facilement. “En 1861, il est venu faire un voyage en Belgique. Il a résidé à Bruxelles et à Spa pendant quelques mois ; depuis lors il est venu passer chaque année une partie de la belle saison dans le royaume, parcourant les champs de bataille ou les parties curieuses du pays. Il n’a jamais été mis obstacle à son séjour.” [Source document du 30 mai 1871, extrait du dossier conservé aux Archives générales du Royaume] C’est lors de son retour en 1862 qu’il peaufine Les Misérables. Véritable manifeste contre la pauvreté, trop délicat pour lui de le publier en France. C’est ainsi qu’il se tourne vers Lacroix & Verboeckhoven, une maison d’édition bruxelloise située rue des Colonies. En mars 1871, le romancier français regagne une nouvelle fois le sol belge et s’installe place des Barricades n°4 à Bruxelles au moment de l’éclatement de la guerre civile en France. Chez nous, ses prises de position provoquent le désarroi de quelques citoyens qui réclament alors son expulsion. Hugo quitte la Belgique et débarque au Grand-Duché du Luxembourg le 1er juin 1871. Il décédera à Paris le 22 mai 1885, âgé de 83 ans. Romane Carmon, Le texte suivant est extrait d’un cahier central de préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 137 de mars 2020 était consacré à notre besoin d’admirer “L’admiration, c’est ce qui vient briser notre rapport instrumental au monde. Quand nous la ressentons, nous oscillons entre émancipation et aliénation. Comment ne pas nous perdre en elle ?” En savoir plus sur Introduction Quand on s’appelle Victor Hugo et qu’on a déjà une bonne partie de son œuvre et de sa carrière politique derrière soi, admirer n’a pas exactement la même signification que pour le commun des mortels. Face à une œuvre d’art, une symphonie de Beethoven ou À la recherche du temps perdu de Proust, il y a fort à parier que nous nous sentions tous petits. Déjà que le moindre rhume suffit à nous faire manquer l’heure du réveil, pas sûr que nous survivions à une surdité incurable ou à de sévères difficultés respiratoires chroniques. Alors pour ce qui est de composer ou d’écrire… L’admiration suppose a priori une hiérarchie, un piédestal sur lequel repose l’objet que l’on ne peut que regarder d’en bas. Hugo perçoit une autre dynamique loin de marquer la distance, l’objet d’admiration laisse entre- voir la possibilité d’un monde – “Vous avez vu les étoiles.” Une vision qui ne laisse pas indemne, avec un avant et un après. La faute à ce pouvoir étrange qu’ont les œuvres de nous transformer “Toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui.” D’autres parleront d’ouvrir les portes de la perception, mais c’est une autre histoire. Qu’est-ce qui attire dans telle ou telle œuvre, chez tel ou tel auteur? “Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu“, répond Hugo. L’objet d’admiration est touché par la grâce, dispose d’un accès direct au divin. Mais loin de concevoir le génie de façon aristocratique, comme quelque chose qui distingue différentes espèce d’êtres humains mais aussi les époques, Hugo veut croire qu’il montre la voie, tend la main, bâtit un pont – façon d’accorder opinions politiques, son républicanisme, et pensée esthétique. Certes, dans un premier temps, ceux qui portent la marque du génie “laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela.” Mais, en définitive, “ils consolent et sourient. Ce sont des hommes.” C’est pourquoi l’échange, la circulation sont possibles. “Il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi“, s’enthousiasme Hugo. Voilà de quoi créer une véritable “République des lettres”. L’ennui, c’est que “malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique“. Pourquoi ? La faute à une certaine critique, plus occupée à opérer des distinctions, à étaler sa propre érudition, qu’à transmettre un souffle, un élan. Hugo, modeste, se place plutôt du côté du critique grand philosophe’ que du génie – encore qu’on ne peut s’empêcher de noter que la liste des auteurs cités forme une lignée unie sous la plume de celui qui les loue. “Les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance” ; admiration rime donc potentiellement avec création. Il n’y a plus qu’à … L’auteur “Je veux être Chateaubriand ou rien” c’est en admirant que Victor Hugo est devenu le monument que l’on sait. Né le 26 février 1806 à Besançon d’un père général d’Empire et d’une mère issue de la bourgeoisie, il n’a pas 10 ans quand il commence à écrire des vers. En créant avec ses frères la revue Le Conservateur littéraire, il affiche une première préférence royaliste. Stratégie judicieuse la pension que lui verse le roi Louis XVIII après la parution de son premier recueil de poèmes Odes, en 1821, lui permet de vivre de sa plume, de devenir Victor Hugo. Il brise les codes du théâtre classique en 1827 avec sa pièce Cromwell – finies les unités de temps et de lieu -, puis déclenche une bataille aussi physique que littéraire lors de la première représentation d’Hernani en 1830. Hauteville House à Guernesey le cabinet de travail de Hugo © DP Dans le même temps, ses idées politiques évoluent s’il soutient dans un premier temps la répression des révoltes de 1848, il désapprouve les lois anti-liberté de la presse. Son Discours sur la misère de 1849, alors qu’il est député, marque un tournant. De plus en plus ouvertement opposé au pouvoir, il est finalement contraint à l’exil à partir de 1851, d’abord à Bruxelles, puis à Jersey et à Guernesey. Là -bas naissent Les Châtiments 1853, Les Contemplations 1856, La Légende des siècles 1859, Les Misérables 1862, Les Travailleurs de la mer 1866. Le poète y déploie son génie en même temps que ses inquiétudes sociales et sa sympathie pour tous les Gavroche. Ce n’est qu’à la chute du Second Empire, en 1870, qu’il peut enfin rentrer en France. Devenu une figure populaire, il est accueilli triomphalement. Plusieurs centaines de milliers de personnes assistent à ses funérailles en 1885, couronnant son statut d’écrivain le plus admiré de son vivant. Le texte Écrites lors de sa période d’exil à Guernesey mais parues après sa mort, les Proses philosophiques sont des réflexions très libres, lyriques et poétiques sur les thèmes du goût, du beau et de l’art. Elles commencent par une célébration de l’incommensurable beauté du cosmos et se poursuivent par la description de l’élan créateur humain. Hugo s’y place en modeste spectateur et admirateur de merveilles qui le subjuguent et le dépassent. Du génie BOCH Anna, Femme lisant dans un massif de rhododendrons © Wikimédia Commons Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, -vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre. Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas. Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés. Homère et la Bible font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins et les plus délicats, et les plus simples, et les plus grands, subissent ce charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait partout criant Avez-vous lu Baruch ? Corneille, plus grand que Lucain, est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui. Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se laisser faire par eux, on peut lire le Coran sans devenir musulman, on peut lire les Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force. Je te salue et je te combats, parce que tu es roi, disait un Grec à Xerxès. On admire près de soi. L’admiration des médiocres caractérise les envieux. L’admiration des grands poètes est le signe des grands critiques. Pour découvrir au-delà de tous les horizons les hauteurs absolues, il faut être soi-même sur une hauteur. Ce que nous disons là est tellement vrai qu’il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. On se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l’admiration on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l’intelligence. L’enthousiasme est un cordial. Comprendre c’est approcher. Ouvrir un beau livre, s’y plaire, s’y plonger, s’y perdre, y croire, quelle fête ! On a toutes les surprises de l’inattendu dans le vrai. Des révélations d’idéal se succèdent coup sur coup. Mais qu’est-ce donc que le beau ? Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un fil en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre ennemi à force d’hésitation, de raideur et de scrupule. Quoi de plus bête qu’un pédant ? Allez devant vous, oubliez votre professeur de rhétorique, dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous que l’art est illimité, dites-vous que la poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer dans aucun vase, cruche ou amphore ; soyez tout bonnement un honnête homme ayant la grandeur d’admirer, laissez-vous prendre par le poète, ne chicanez pas la coupe sur l’ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez, voyez, vivez, croissez ! L’éclair de l’immense, quelque chose qui resplendit, et qui est brusquement surhumain, voilà le génie. De certains coups d’aile suprêmes. Vous tenez le livre, vous l’avez sous les yeux, tout à coup il semble que la page se déchire du haut en bas comme le voile du temple. Par ce trou, l’infini apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes, Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. Fermez le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles. Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que d’être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le petit public et qu’il faut se garder de confondre avec le peuple, leur en veulent presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa grandeur, c’est sa faute. Qu’est-ce qu’il a donc, celui-là , à être grand ? S’appeler Miguel de Cervantès, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne pas être le premier grimaud venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir toute cette place ; que tel mandarin, que tel sorbonniste, que tel doctrinaire fameux, grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela ne se fait pas. C’est insupportable. COURBET Gustave, Le désespéré autoportrait, 1844-45 © Collection privée Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet ? ils ne le savent point eux-mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie de leur fonction. Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu’ils emportent sous leur sourcil. Ils ont vu l’océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle, la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal, l’enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l’homme comme Shakespeare, Pan comme Lucrèce, Jéhovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et d’intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de l’abîme, traversé le rayon étrange de l’idéal, et ils en sont à jamais pénétrés. Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant, comme tout ce qui est plein d’inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu. Remplis qu’ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de civilisation, prophètes de progrès, ils entr’ouvrent leur cœur, et ils répandent une vaste clarté humaine ; cette clarté est de la parole, car le Verbe, c’est le jour. – ô Dieu, criait Jérôme dans le désert, je vous écoute autant des yeux que des oreilles – Un enseignement, un conseil, un point d’appui moral, une espérance, voilà leur don ; puis leur flanc béant et saignant se referme, cette plaie qui s’est faite bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre dans le silence, et ce qui s’ouvre maintenant, c’est leur aile. Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela. Ils partent. Que leur fait l’azur ? que leur importe les ténèbres ? Ils s’en vont, ils tournent aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent brusquement leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels monstres, spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s’enfoncent dans l’infini terrible, avec un immense bruit d’aigles envolés. Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient. Ce sont des hommes. Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces occultations brusques et ces subites présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illuminé et aveuglé par le livre, les sent plus qu’il ne les voit. Il est au pouvoir d’un poète, possession troublante, fréquentation presque magique et démoniaque, il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce génie ; il le sent tantôt loin, tantôt près de lui ; et ces alternatives, qui font successivement pour lui lecteur l’obscurité et la lumière, se marquent dans son esprit par ces mots – Je ne comprends plus. – Je comprends. Quand Dante, quittant l’enfer, entre et monte dans le paradis, le refroidissement qu’éprouvent les lecteurs n’est pas autre chose que l’augmentation de distance entre Dante et eux. C’est la comète qui s’éloigne. La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au fond, plus loin de l’homme, plus près de l’absolu. Schlegel un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question qui chez lui n’est qu’un élan d’enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon, serait le cri d’un système – Sont-ce vraiment des hommes, ces hommes-ci ? Oui, ce sont des hommes ; c’est leur misère et c’est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre, de la femme, de la souffrance, du plaisir ; ils ont, comme tous les hommes, des penchants, des pentes, des entraînements, des chutes, des assouvissements, des passions, des pièges, ils ont, comme tous les hommes, la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi des maladies. Ils ont leur bête. La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur esprit tourne autour de l’absolu, leur corps tourne autour du besoin, de l’appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses convoitises, ses prétentions au bien-être ; c’est une sorte de personne inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, parfois comme une voleuse, et à la grande confusion de l’esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L’âme de Corneille fait Cinna ; la bête de Corneille dédie Cinna au financier Montaron. PRETI Mattia, Homère aveugle détail, ca. 1635 © Academia Venezia Chez certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l’humanité s’affirme par l’infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau ; la nuit brutale est dans la prunelle. Homère est aveugle ; Milton est aveugle. Camoes borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une ironie. Ésope bossu a l’air d’un Voltaire dont Dieu a fait l’esprit en laissant Fréron faire le corps. L’infirmité ou la difformité infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait l’effet d’un contrepoids sinistre, d’une compensation peu avouable là -haut, d’une concession faite aux jalousies dont il semble que le créateur doit avoir honte. C’est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que, du fond de ces ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme génies et boiter comme hommes. Ces infirmités vénérables n’inspirent aucun effroi à ceux que l’enthousiasme fait pensifs. Loin de là . Elles semblent un signe d’élection. Être foudroyé, c’est être prouvé titan. C’est déjà quelque chose de partager avec ceux d’en haut le privilège d’un coup de tonnerre. À ce point de vue, les catastrophes ne sont plus catastrophes, les souffrances ne sont plus souffrances, les misères ne sont plus misères, les diminutions sont augmentations. Être infirme ainsi que les forts, cela tenterait volontiers. Je me rappelle qu’en 1828, tout jeune, au temps où ••• me faisait l’effet d’un ami, j’avais des taches obscures dans les yeux. Ces taches allaient s’élargissant et noircissant. Elles semblaient envahir lentement la rétine. Un soir,chez Charles Nodier, je contai mes taches noires, que j’appelais mes papillons, à •••, qui, étudiant en médecine et fils d’un pharmacien, était censé s’y connaître et s’y connaissait en effet. Il regarda mes yeux, et me dit doucement – C’est une amaurose commençante. Le nerf optique se paralyse. Dans quelques années la cécité sera complète. Une pensée illumina subitement mon esprit. – Eh bien, lui répondis-je en souriant, ce sera toujours ça. Et voilà que je me mis à espérer que je serais peut-être un jour aveugle comme Homère et comme Milton. La jeunesse ne doute de rien. Le goût [ … ] Certaines œuvres sont ce qu’on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus qu’éclairer ; elles foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés de l’esprit humain, cette foudre est bonne. Allons au fait, parquer la pensée de l’homme dans ce qu’on appelle “un grand siècle” est puéril. La poésie suivant la cour a fait son temps. L’humanité ne peut se contenter à jamais d’une tragédie qui plafonne au-dessus de la tête-soleil de Louis XIV. Il est inouï de penser que tout notre enseignement universitaire en est encore là et qu’à la fin du dix-neuvième siècle les pédants et les cuistres tiennent bon sur toute la ligne. L’enseignement littéraire est tout monarchique. Malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique. Pourtant, ô ignorance des professeurs officiels ! la littérature antique proteste contre la littérature classique et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d’accord avec les nouveaux. Un jour Béranger, ce Français coupé de Gaulois, ne sachant ni le latin ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C’était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux de faire cette connaissance. Un chansonnier, qui voit passer un colosse, n’est pas fâché de lui taper sur l’épaule. –Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. Jouffroy contait qu’alors il ouvrit l’Iliade au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s’écria –Mais il n’y a pas ça ! – Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. – Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d’Achille à Agamemnon que nous citions tout à l’heure. Quand le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait indécise, dit Homère est romantique. Béranger croyait faire une niche ; une niche à tout le monde, et particulièrement à Homère. Il disait une vérité. Romantique, traduisez primitif Ce que Béranger disait d’Homère, on peut le dire d’Ézéchiel, on peut le dire de Plaute, onpeut le dire de Tertullien, on peut le dire du Romancero, on peut le dire des Niebelungen. On a vu qu’un professeur de l’école normale le disait de Juvénal. Ajoutons ceci un génie primitif, ce n’est pas nécessairement un esprit de ce que nous appelons à tort les temps primitifs. C’est un esprit qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu’il appartienne, jaillit directement de la nature et de l’humanité. Quiconque boit à la grande source est primitif ; quiconque vous y fait boire est primitif. Quiconque a l’âme et la donne est primitif. Beaumarchais est primitif autant qu’Aristophane ; Diderot est primitif autant qu’Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et sans transition du vaste fond humain. Il n’y a là aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c’est de la vie prise dans la vie. Cet aspect de la nature qu’on nomme société inspire tout aussi bien les créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. Don Quichotte est aussi primitif qu’Ajax. L’un défie les dieux, l’autre les moulins ; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives. L’époque n’y fait rien. On peut être un esprit primitif à une époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière. Primitif a la même portée qu’original avec une nuance de plus. Le poète primitif, en communication intime avec l’homme et la nature, ne relève de personne. À quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des poètes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de l’énorme richesse du possible, quand tout l’imaginable vous est livré, quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu’on se sent dans la poitrine la voix qui peut crier “Fiat Lux”. Le poète primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions d’optique, Virgile n’est point le guide de Dante ; c’est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il ? chez Satan. C’est à peine si Virgile tout seul est capable d’aller chez Pluton. Le poète original est distinct du poète primitif, en ce qu’il peut avoir, lui, des guides et des modèles. Le poète original imite quelquefois ; le poète primitif jamais. La Fontaine est original, Cervantès est primitif. À l’originalité, de certaines qualités de style suffisent ; c’est l’idée-mère qui fait l’écrivain primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont originaux ; les esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l’occasion, le même poète peut être tantôt original, tantôt primitif. Molière, primitif dans Le Misanthrope, n’est qu’original dans Amphitryon. L’originalité a d’ailleurs, elle aussi, tous les droits ; même le droit à une certaine politesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe. Il ne s’agit que de s’entendre, et nous n’excluons, certes, aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre. Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l’art ? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or la langue de l’art, que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou chiffonne une faille sur la tête d’un sphinx qui est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En vérité, il n’y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l’art, et voici une ode d’Horace ou d’Anacréon. Une mode de la rue Vivienne, touchée par Coysevox ou Pradier, devient éternelle. Une manière d’écrire qu’on a tout seul, un certain pli magistralement imprimé à tout le style, un air de fête de la muse, une façon à soi de toucher et de manier une idée, il n’en faut pas plus pour faire des artistes souverains ; témoin Horace. Cependant, insistons-y, le poète qui voit dans l’art plus que l’art, le poète qui dans la poésie voit l’homme, le poète qui civilise à bon escient, le poète, maître parce qu’il est serviteur, c’est celui-là que nous saluons. Qu’un Goethe est petit à côté d’un Dante ! En toute chose, nous préférons celui qui peut s’écrier j’ai voulu ! Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et intrinsèque de la beauté, même indifférente. Si d’aussi chétifs détails valaient la peine d’être notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d’une école de critique contemporaine, morte aujourd’hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri un moment, d’attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle nommait la forme’. La forme forma, la beauté. Quel étrange mot d’ordre ! Plus tard, ce fut l’attaque à la grandeur. Faire grand’ devint un défaut. Quand le beau est un tort, c’est le signe des époques bourgeoises ; quand le grand est un crime, c’est le signe des règnes petits. La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret la forme est incompatible avec le fond. Le style exclut la pensée. L’image tue l’idée. Le beau est stérile. L’organe de la conception et de la fécondation lui manque. Vénus ne peut faire d’enfants. Or c’est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l’harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c’est de la chair coulante ; la forme, c’est le fond fluide entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S’il n’y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ? Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l’heure Rien étant donné, etc. ; mais Rien n’avait là qu’un sens relatif, “nescio quid meditans nugarum” [“Je ne sais quelles bagatelles“, tiré de Satire d’Horace, 65-8 ACN], et une bagatelle d’Horace, c’est quelquefois le fond même de la vie humaine. Le beau est l’épanouissement du vrai la splendeur, a dit Platon. Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, image et idée sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue, l’une étant l’extérieur de l’autre, la forme étant le fond, rendu visible. Si cette école du passé avait raison, si l’image excluait l’idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute figures, serait creuse. Ces chefs-d’œuvre de l’esprit humain seraient de la forme’. De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ. Cette école de critique, un instant en crédit, a disparu et est maintenant oubliée. C’est comme cas singulier que nous la mentionnons ici dans notre clinique ; car, comme l’art lui-même, la critique a ses maladies, et la philosophie de l’art est tenue de les enregistrer. Cela est mort, peu importe ; de certains spécimens veulent être conservés. Ce qui n’est pas né viable a droit au bocal des fœtus. Nous y mettons cette critique. REPIN Ilia, Quelle liberté ! 1903 © Musée russe, Saint-Petersbourg De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci carte blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. Qu’est-ce que l’océan? C’est une permission. Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais permission de découvrir un monde. Aucun rhumb de vent [En navigation, le rhumb est la quantité angulaire comprise entre deux des trente-deux aires de vent de la boussole], aucune puissance, aucune souveraineté, aucune latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à l’aube, à l’hélice. L’atmosphère donne permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c’est l’omnifaculté. En poésie, il procède par une continuité prodigieuse de l’Iliade, sans qu’on puisse imaginer où s’arrêtera cette série d’Homère dont Rabelais et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple; tantôt il lui plaît d’humaniser la montagne, et, s’il la veut simple, il fait la pyramide, et, s’il la veut touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la ligne droite qu’avec les mille angles brisés de la forêt, également maître de la symétrie à laquelle il ajoute l’immensité, et du chaos auquel il impose l’équilibre. Quant au mystère, il en dispose. À un certain moment sacré de l’année, prolongez vers le zénith la ligne de Khéops, et vous arriverez, stupéfait, à l’étoile du Dragon ; regardez les flèches de Chartres, d’Angers, de Strasbourg, les portails d’Amiens et de Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l’abîme. Sa science est prodigieuse. Les initiés seuls, et les forts,savent quelle algèbre il y a sous la musique ; il sait tout, et ce qu’il ne sait pas, il le devine, et ce qu’il ne devine pas, il l’invente, et ce qu’il n’invente pas, il le crée ; et il invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l’art ; il est à l’aise dans des confusions d’astres et de ciels ; le nombre n’a rien à lui enseigner; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le calcul et le rythme pour l’imagination ; il a, dans sa boîte d’outils, employant le fer où les autres n’ont que le plomb, et l’acier où les autres n’ont que le fer, et le diamant où les autres n’ont que l’acier, et l’étoile où les autres n’ont que le diamant, il a la grande correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et nul comme lui n’a la manière de s’en servir. Et il complique toute cette sagesse d’on ne sait quelle folie divine, et c’est là le génie. C’est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le grand critique est un grand philosophe ; les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance. [ … ] L’antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de l’école. Pas d’invention plus grotesque que cette prise aux cheveux de la muse par la muse. Uranie et Galliope en viennent aux coiffes. Non, rien de tel dans l’art. Tout y harmonie, même la dissonance. Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c’est la conquête ; le goût, c’est le choix. La griffe toute-puissante commence par tout prendre, puis l’œil flamboyant fait le triage. Ce triage dans la proie, c’est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre eux d’humeur. Le triage d’Homère n’est pas le triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l’un rejette, l’autre le garde. Ils savent tous les deux ce qu’ils font, mais ils ne peuvent jurer de rien ni l’un ni l’autre, l’idéal, qui est l’infini, est au-dessus d’eux, et il pourra fort bien arriver un jour, si l’éclair héroïque et la foudre cynique se mêlent, qu’un mot de Rabelais devienne un mot d’Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera. L’art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l’art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l’arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau et s’y transfigurera. Car le beau n’est autre chose que la sainte lumière du bon. Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l’infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette préférence obscure et souveraine qui, au fond du cerveau, rend des lois propres à chaque esprit, cette seconde conscience donnée aux seuls poètes, et aussi lumineuse que l’autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible, fait partie, comme l’inspiration même, de la redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche unique. Le génie et le goût ont une unité qui est l’absolu, et une rencontre qui est la beauté. Utilité du Beau ANTO-CARTE, Le Jardinier 1941, photo Jacques Vandenberg © SABAM Belgium 2022 Un homme a, par don de nature ou par développement d’éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le en présence d’un chef-d’œuvre, même d’un de ces chefs-d’œuvre qui semblent inutiles, c’est-a-dire qui sont créés sans souci direct de l’humain, du juste et de l’honnête, dégagés de toute préoccupation de conscience et faits sans autre but que le Beau ; c’est une statue, c’est un tableau, c’est une symphonie, c’est un édifice, c’est un poème. En apparence, cela ne sert à rien, à quoi bon une Vénus ? à quoi bon une flèche d’église ? à quoi bon une ode sur le printemps ou l’aurore, etc., avec ses rimes ? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui ? le Beau est là . L’homme regarde, l’homme écoute ; peu à peu, il fait plus que regarder, il voit ; il fait plus qu’écouter, il entend. Le mystère de l’art commence à opérer ; toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui. Le Beau est vrai de droit. L’homme, soumis à l’action du chef-d’œuvre, palpite, et son cœur ressemble à l’oiseau qui, sous la fascination, augmente son battement d’ailes. Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde ; il a le vertige de cette merveille entr’ouverte. Les doubles-fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet homme, soumis à l’épreuve de l’admiration, s’en rende bien clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute perfection, la quantité de révélation qui est dans le Beau, l’éternel affirmé par l’immortel, la constatation ravissante du triomphe de l’homme dans l’art, le magnifique spectacle, en face de la création divine, d’une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l’audace qu’a cette chose d’être un chef-d’œuvre à côté du soleil, l’ineffable fusion de tous les éléments de l’art, la ligne, le son, la couleur, l’idée, en une sorte de rythme sacré, d’accord avec le mystère musical du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation féconde. Une inexprimable pénétration du Beau lui entre par tous les pores. Il creuse et sonde de plus en plus l’œuvre étudiée ; il se déclare que c’est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être n’en sont pas capables ni dignes; il y a de l’exception dans l’admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne ; il se sent élu, il lui semble que ce poème l’a choisi. Il est possédé du chef-d’œuvre. Par degrés, lentement, à mesure qu’il contemple ou à mesure qu’il lit, d’échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il pense, il s’attendrit, il veut ; les sept marches de l’initiation ; les sept noces de la lyre auguste qui est nous-mêmes. Il ferme les yeux pour mieux voir, il médite ce qu’il a contemplé, il s’absorbe dans l’intuition, et tout à coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l’éblouissant spectre solaire de l’idéal apparaît ; et voilà cet homme qui a un autre cœur. [ … ] [INFOS QUALITE] statut validé mode d’édition partage, correction et iconographie sources Philosophie Magazine n°137 ; contributeur Patrick Thonart crédits illustrations en-tête, Victor Hugo par Edmond Bacot 1862 © WIKIMEDIA COMMONS Victor Hugo dans Textes… Lire encore… THONART Il était une fois une Méchante Reine… malgré elle 2011CHAISSAC, Gaston 1910-1964LAWRENCE textesKIPLING textesBREL Les Flamingants 1977FOIX textesVIENNE L’équilibre nouvelle, 2017RAHIR La Beauté sûre de nos vies 2020DE LUCA Montedidio GALLIMARD, Folio, 2002VALERY textesLABE Baise m’encor Sonnets, 1555
1Lhostilité de Victor Hugo à la peine de mort est connue ; c’est une constante de son œuvre.Le jeune monarchiste la rend manifeste en publiant en 1829 Le dernier jour d’un condamné, et elle se retrouve toujours sous la plume du vieux républicain, qui écrit encore à son propos, en 1882, prenant la défense du colonel Arabi, condamné à la suite de l’échec d’une révolte Sur les photos, elle a toujours l’air triste. Non, pas triste dévorée par un mal profond, hantée par une douleur secrète, habitée par un enfer intime. Adèle Hugo est la seule survivante des enfants du poète Léopold est mort à trois mois ; Léopoldine s’est noyée à 19 ans, enceinte de trois mois ; Charles a été victime d’une apoplexie à 44 ans ; François-Victor s’est éteint à 45 ans, de tuberculose. Il ne reste, sur les vieux jours de l’auteur des Misérables », qu’un seul enfant, Adèle. Elle n’a rien de commun avec Isabelle Adjani, ni sa beauté, ni son éclat, ni sa sensualité. Henri Guillemin la décrit avec précision, dans L’Engloutie », petit livre publié en 1985, dix ans après le film de Truffaut. Adèle est comme une épave battue par la mer tout, en elle, s’érode, jour après a 22 ans en 1852, quand son père décide de s’exiler à Jersey. Déjà , à l’époque, Adèle est étrange la petite fille joufflue » s’est transformée en jeune femme dépressive, avec d’incompréhensibles sautes d’humeur. Elle s’ennuie sur l’île. Son père note qu’ ici, on danse beaucoup, bêtement, mais l’on danse », ce n’est guère suffisant. On fiance vaguement Adèle à Auguste Vacquerie, piètre poète, dont le frère s’est noyé avec Léopoldine, mais l’union n’aura jamais lieu. Pour remédier à la disposition obscure de la jeune femme, le docteur Terrier incite celle-ci à jouer au billard » et à surmonter son dégoût du tabac ».La suite après la publicitéLIRE AUSSI > Le jour où Victor Hugo est mort Que diras-tu donc quand tu auras mal à ta fille ? »Lors de séances de tables tournantes, un nouvel invité, fringant, devient l’habitué de la famille Hugo. Albert Pinson, lieutenant dans l’armée de Sa Majesté, a une aventure avec Adèle. Celle-ci en tombe amoureuse, éperdument. Pinson, qui a compris qu’il a devant lui une femme au bord de la folie, s’éloigne. Désormais, elle n’aura de cesse de le traquer. Il est cantonné à Halifax, au Canada ? Elle y va. Victor Hugo tente de la ramener à la raison ? Elle écrit à Albert Pinson Vous voyez d’ici les souffrances auxquelles vous m’exposez, en ne m’épousant pas. Vous m’envoyez sur le champ de bataille du désespoir ». Le bel officier a jadis été emprisonné pour dettes ? Elle promet de tout rembourser. Pinson se défile. Elle tente de lui faire croire qu’elle a mis au monde un enfant de lui. Elle plaide auprès de son père Quand un membre d’une famille souffre, toute la famille souffre, car n’est-elle pas un corps ? Tu dis “Bah! J’ai mal à la main, cela n’est rien”. Rien en effet. Que diras-tu donc quand tu auras mal à ta fille ? »Elle demande le consentement de son père, sans donner l’adresse où faire parvenir cette lettre. Son amour s’est mué en obsession suite après la publicitéLIRE AUSSI > Quand Jésus demandait à Victor Hugo de réformer le christianisme Toute sa conduite est une énigme »Victor Hugo écrit Toute sa conduite est une énigme ». Quant à Albert Pinson, c’est un soudard ». En 1864, devant une situation dramatique, madame Hugo écrit à son mari Il faut tendre la main à la pauvre enfant, mais la maintenir au-dessus du naufrage ». Las ! Le naufrage a eu lieu depuis longtemps. Adèle délire, suit Pinson à La Barbade, demande de l’argent à son père, se fait connaître sous le nom de Madame Pinson », est soignée par madame Baa, une bienfaitrice. L’errance amoureuse se termine en 1872 depuis vingt ans, Adèle est en proie à son idée fixe. Elle rentre en France, où elle est placée en maison de santé. Sa mère est morte, son père est âgé. Le temps passe. Adèle joue au piano, murée dans la meurt le 21 avril 1915, à 85 ans, et Albert Guillemin note dans L’Engloutie » que la messe de funérailles est célébrée à Saint-Sulpice, dans la chapelle où ses parents se sont mariés en 1822. Rémy de Gourmont, qui vient de vivre lui-même une passion impossible pour Natalie Barney à l’époque, celle-ci est en train de vivre un grand amour avec la duchesse de Clermont-Tonnerre jette son fiel Adèle est-elle le fruit des amours de Sainte-Beuve avec sa mère ? Tout ce qui touche à elle est un mystère, depuis sa naissance, jusqu’à sa mort ».La disparition d’Adèle n’émeut personne. Car ce jour-là , sur le front, à Ypres, les Allemands utilisent, pour la première fois, les gaz. Adèle Hugo entre dans le Adèle, fille de Victor Hugo, 1830-1915, Henri Guillemin, Le Seuil, 1985.InayaPlume d'Eau Nombre de messages 50031Age 61Date d'inscription 05/11/2010Sujet Victor HUGO 1802-1885 Ce que c'est que la mort Mar 19 Juil - 2350 Ce que c'est que la mortNe dites pas mourir ; dites naître. voit ce que je vois et ce que vous voyez ; On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes ;On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ;On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil,La sombre égalité du mal et du cercueil ;Quoique le plus petit vaille le plus prospère ;Car tous les hommes sont les fils du même père ;Ils sont la même larme et sortent du même vit, usant ses jours à se remplir d'orgueil ;On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe,On monte. Quelle est donc cette aube ? C'est la suis-je ? Dans la mort. Viens ! Un vent inconnuVous jette au seuil des cieux. On tremble ; on se voit nu,Impur, hideux, noué des mille noeuds funèbresDe ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres ; Et soudain on entend quelqu'un dans l'infini Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni, Sans voir la main d'où tombe à notre âme méchante L'amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante. On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent Fondre et vivre ; et, d'extase et d'azur s'emplissant, Tout notre être frémit de la défaite étrange Du monstre qui devient dans la lumière un ange.
Cest alors que, le 22 mai 1885, meurt Victor Hugo. Écrivain, poète et homme politique extrêmement connu, il est célèbre autant pour ses œuvres ( Les Misérables, La Légende des siècles) que pour ses combats en faveur de la I Le droit incarné, c’est le citoyen ; le droit couronné, c’est le législateur. Les républiques anciennes se représentaient le droit assis dans la chaise curule, ayant en main ce sceptre, la loi, et vêtu de cette pourpre, l’autorité. Cette figure était vraie, et l’idéal n’est pas autre aujourd’hui. Toute société régulière doit avoir à son sommet le droit sacré et armé, sacré par la justice, armé de la liberté. Dans ce qui vient d’être dit, le mot force n’a pas été prononcé. La force existe pourtant ; mais elle n’existe pas hors du droit ; elle existe dans le droit. Qui dit droit dit force. Qu’y a-t-il donc hors du droit ? La violence. Il n’y a qu’une nécessité, la vérité ; c’est pourquoi il n’y a qu’une force, le droit. Le succès en dehors de la vérité et du droit est une apparence. La courte vue des tyrans s’y trompe ; un guet-apens réussi leur fait l’effet d’une victoire, mais cette victoire est pleine de cendre ; le criminel croit que son crime est son complice ; erreur ; son crime est son punisseur ; toujours l’assassin se coupe à son couteau ; toujours la trahison trahit le traître ; les délinquants, sans qu’ils s’en doutent, sont tenus au collet par leur forfait, spectre invisible ; jamais une mauvaise action ne vous lâche ; et fatalement, par un itinéraire inexorable, aboutissant aux cloaques de sang pour la gloire et aux abîmes de boue pour la honte, sans rémission pour les coupables, les Dix-huit Brumaire conduisent les grands à Waterloo et les Deux-Décembre traînent les petits à Sedan. Quand ils dépouillent et découronnent le droit, les hommes de violence et les traîtres d’état ne savent ce qu’ils font. II L’exil, c’est la nudité du droit. Rien de plus terrible. Pour qui ? Pour celui qui subit l’exil ? Non, pour celui qui l’inflige. Le supplice se retourne et mord le bourreau. Un rêveur qui se promène seul sur une grève, un désert autour d’un songeur, une tête vieillie et tranquille autour de laquelle tournent des oiseaux de tempête, étonnés, l’assiduité d’un philosophe au lever rassurant du matin, Dieu pris à témoin de temps en temps en présence des rochers et des arbres, un roseau qui non seulement pense, mais médite, des cheveux qui de noirs deviennent gris et de gris deviennent blancs dans la solitude, un homme qui se sent de plus en plus devenir une ombre, le long passage des années sur celui qui est absent, mais qui n’est pas mort, la gravité de ce déshérité, la nostalgie de cet innocent, rien de plus redoutable pour les malfaiteurs couronnés. Quoi que fassent les tout-puissants momentanés, l’éternel fond leur résiste. Ils n’ont que la surface de la certitude, le dessous appartient aux penseurs. Vous exilez un homme. Soit. Et après ? Vous pouvez arracher un arbre de ses racines, vous n’arracherez pas le jour du ciel. Demain, l’aurore. Pourtant, rendons cette justice aux proscripteurs ; ils sont logiques, parfaits, abominables. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour anéantir le proscrit. Parviennent-ils à leur but ? réussissent-ils ? sans doute. Un homme tellement ruiné qu’il n’a plus que son honneur, tellement dépouillé qu’il n’a plus que sa conscience, tellement isolé qu’il n’a plus près de lui que l’équité, tellement renié qu’il n’a plus avec lui que la vérité, tellement jeté aux ténèbres qu’il ne lui reste plus que le soleil, voilà ce que c’est qu’un proscrit. III L’exil n’est pas une chose matérielle, c’est une chose morale. Tous les coins de terre se valent. Angulus ridet. Tout lieu de rêverie est bon, pourvu que le coin soit obscur et que l’horizon soit vaste. En particulier l’archipel de la Manche est attrayant ; il n’a pas de peine à ressembler à la patrie, étant la France. Jersey et Guernesey sont des morceaux de la Gaule, cassée au huitième siècle par la mer. Jersey a eu plus de coquetterie que Guernesey ; elle y a gagné d’être plus jolie et moins belle. À Jersey la forêt s’est faite jardin ; à Guernesey le rocher est resté colosse. Plus de grâce ici, plus de majesté là . À Jersey on est en Normandie, à Guernesey on est en Bretagne. Un bouquet grand comme la ville de Londres, c’est Jersey. Tout y est parfum, rayon, sourire ; ce qui n’empêche pas les visites de la tempête. Celui qui écrit ces pages a quelque part qualifié Jersey une idylle en pleine mer ». Aux temps païens, Jersey a été plus romaine et Guernesey plus celtique ; on sent à Jersey Jupiter et à Guernesey Teutatès. À Guernesey, la férocité a disparu, mais la sauvagerie est restée. À Guernesey, ce qui fut jadis druidique est maintenant huguenot ; ce n’est plus Moloch, mais c’est Calvin ; l’église est froide, le paysage est prude, la religion a de l’humeur. Somme toute, deux îles charmantes ; l’une aimable, l’autre revêche. Un jour la reine d’Angleterre, plus que la reine d’Angleterre, la duchesse de Normandie, vénérable et sacrée six jours sur sept, fit une visite, avec salves, fumée, vacarme et cérémonie, à Guernesey. C’était un dimanche, le seul jour de la semaine qui ne fût pas à elle. La reine, devenue brusquement cette femme », violait le repos du Seigneur. Elle descendit sur le quai au milieu de la foule muette. Pas un front ne se découvrit. Un seul homme la salua, le proscrit qui parle ici. Il ne saluait pas une reine ; mais une femme. L’île dévote fut bourrue. Ce puritanisme a sa grandeur. Guernesey est faite pour ne laisser au proscrit que de bons souvenirs ; mais l’exil existe en dehors du lieu d’exil. Au point de vue intérieur, on peut dire il n’y a pas de bel exil. L’exil est le pays sévère ; là tout est renversé, inhabitable, démoli et gisant, hors le devoir, seul debout, qui, comme un clocher d’église dans une ville écroulée, paraît plus haut de toute cette chute autour de lui. L’exil est un lieu de châtiment. De qui ? Du tyran. Mais le tyran se défend. IV Attendez-vous à tout, vous qui êtes proscrit. On vous jette au loin, mais on ne vous lâche pas. Le proscripteur est curieux et son regard se multiplie sur vous. Il vous fait des visites ingénieuses et variées. Un respectable pasteur protestant s’assied à votre foyer, ce protestantisme émarge à la caisse Tronsin-Dumersan ; un prince étranger qui baragouine se présente, c’est Vidocq qui vient vous voir ; est-ce un vrai prince ? oui ; il est de sang royal, et aussi de la police ; un professeur gravement doctrinaire s’introduit chez vous, vous le surprenez lisant vos papiers. Tout est permis contre vous ; vous êtes hors la loi, c’est-à -dire hors l’équité, hors la raison, hors le respect, hors la vraisemblance ; on se dira autorisé par vous à publier vos conversations, et l’on aura soin qu’elles soient stupides ; on vous attribuera des paroles que vous n’avez pas dites, des lettres que vous n’avez pas écrites, des actions que vous n’avez pas faites. On vous approche pour mieux choisir la place où l’on vous poignardera ; l’exil est à claire-voie ; on y regarde comme dans une fosse aux bêtes ; vous êtes isolé, et guetté. N’écrivez pas à vos amis de France ; il est permis d’ouvrir vos lettres ; la cour de cassation y consent ; défiez-vous de vos relations de proscrit, elles aboutissent à des choses obscures ; cet homme qui vous sourit à Jersey vous déchire à Paris ; celui-ci qui vous salue sous son nom vous insulte sous un pseudonyme ; celui-là , à Jersey même, écrit contre les hommes de l’exil des pages dignes d’être offertes aux hommes de l’empire, et auxquelles du reste il rend justice en les dédiant aux banquiers Pereire. Tout cela est tout simple, sachez-le. Vous êtes au lazaret. Si quelqu’un d’honnête vient vous voir, malheur à lui. La frontière l’attend, et l’empereur est là sous sa forme gendarme. On mettra des femmes nues pour chercher sur elles un livre de vous, et si elles résistent, si elles s’indignent, on leur dira ce n’est pas pour votre peau. Le maître, qui est le traître, vous entoure de qui bon lui semble ; le prescripteur dispose de la qualité de proscrit ; il en orne ses agents ; aucune sécurité ; prenez garde à vous ; vous parlez à un visage, c’est un masque qui entend ; votre exil est hanté par ce spectre, l’espion. Un inconnu, très mystérieux, vient vous parler bas à l’oreille ; il vous déclare que, si vous le voulez, il se charge d’assassiner l’empereur ; c’est Bonaparte qui vous offre de tuer Bonaparte. À vos banquets de fraternité, quelqu’un dans un coin criera Vive Marat ! vive Hébert ! vive la guillotine ! Avec un peu d’attention vous reconnaîtrez la voix de Carlier. Quelquefois l’espion mendie ; l’empereur vous demande l’aumône par son Piétri ; vous donnez, il rit ; gaîté de bourreau. Vous payez les dettes d’auberge de cet exilé, c’est un agent ; vous payez le voyage de ce fugitif, c’est un sbire ; vous passez la rue, vous entendez dire Voilà le vrai tyran ! C’est de vous qu’on parle ; vous vous retournez ; qui est cet homme ? on vous répond c’est un proscrit. Point. C’est un fonctionnaire. Il est farouche et payé. C’est un républicain signé Maupas. Coco se déguise en Scævola. Quant aux inventions, quant aux impostures, quant aux turpitudes, acceptez-les. Ce sont les projectiles de l’empire. Surtout ne réclamez pas. On rirait. Après la réclamation, l’injure recommencera, la même, sans même prendre la peine de varier ; à quoi bon changer de bave ? celle d’hier est bonne. L’outrage continuera, sans relâche, tous les jours, avec la tranquillité infatigable et la conscience satisfaite de la roue qui tourne et de la vénalité qui ment. De représailles point ; l’injure se défend par sa bassesse ; la platitude sauve l’insecte. L’écrasement de zéro est impossible. Et la calomnie, sûre de l’impunité, s’en donne à cœur joie ; elle descend à de si niaises indignités que l’abaissement de la démentir dépasse le dégoût de l’endurer. Les insulteurs ont pour public les imbéciles. Cela fait un gros rire. On en vient à s’étonner que vous ne trouviez pas tout naturel d’être calomnié. Est-ce que vous n’êtes pas là pour cela ? Ô homme naïf, vous êtes cible. Tel personnage est de l’académie pour vous avoir insulté ; tel autre a la croix pour le même acte de bravoure, l’empereur l’a décoré sur le champ d’honneur de la calomnie ; tel autre, qui s’est distingué aussi par des affronts d’éclat, est nommé préfet. Vous outrager est lucratif. Il faut bien que les gens vivent. Dame ! pourquoi êtes-vous exilé ? Soyez raisonnable. Vous êtes dans votre tort. Qui vous forçait de trouver mauvais le coup d’état ? Quelle idée avez-vous eue de combattre pour le droit ? Quel caprice vous a passé par la tête de vous révolter du côté de la loi ? Est-ce qu’on prend la défense du droit et de la loi quand ils n’ont plus personne pour eux ? Voilà bien les démagogues ! s’entêter, persévérer, persister, c’est absurde. Un homme poignarde le droit et assassine la loi. Il est probable qu’il a ses raisons. Soyez avec cet homme. Le succès le fait juste. Soyez avec le succès puisque le succès devient le droit. Tout le monde vous en saura gré. Nous ferons votre éloge. Au lieu d’être proscrit vous serez sénateur, et vous n’aurez pas la figure d’un idiot. Osez-vous douter du bon droit de cet homme ? mais vous voyez bien qu’il a réussi ! Vous voyez bien que les juges qui l’avaient mis en accusation lui prêtent serment ! Vous voyez bien que les prêtres, les soldats, les évêques, les généraux, sont avec lui ! Vous croyez avoir plus de vertu que tout cela ! vous voulez tenir tête à tout cela ! Allons donc ! D’un côté tout ce qui est respecté, tout ce qui est respectable, tout ce qui est vénéré, tout ce qui est vénérable, de l’autre, vous ! C’est inepte ; et nous vous bafouons, et nous faisons bien. Mentir contre une brute est permis. Tous les honnêtes gens sont contre vous ; et nous, les calomniateurs, nous sommes avec les honnêtes gens. Voyons, réfléchissez, rentrez en vous-même. Il fallait bien sauver la société. De qui ? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas ? Plus de guerre, plus d’échafaud, l’abolition de la peine de mort, l’enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire ! C’était affreux. Et que d’utopies abominables ! la femme de mineure faite majeure, cette moitié du genre humain admise au suffrage universel, le mariage libéré par le divorce ; l’enfant pauvre instruit comme l’enfant riche, l’égalité résultant de l’éducation ; l’impôt diminué d’abord et supprimé enfin par la destruction des parasitismes, par la mise en location des édifices nationaux, par l’égout transformé en engrais, par la répartition des biens communaux, par le défrichement des jachères, par l’exploitation de la plus-value sociale ; la vie à bon marché, par l’empoissonnement des fleuves ; plus de classes, plus de frontières, plus de ligatures, la république d’Europe, l’unité monétaire continentale, la circulation décuplée décuplant la richesse ; que de folies ! il fallait bien se garer de tout cela ! Quoi ! la paix serait faite parmi les hommes, il n’y aurait plus d’armée, il n’y aurait plus de service militaire ! Quoi ! la France serait cultivée de façon à pouvoir nourrir deux cent cinquante millions d’hommes ; il n’y aurait plus d’impôt, la France vivrait de ses rentes ! Quoi ! la femme voterait, l’enfant aurait un droit devant le père, la mère de famille ne serait plus une sujette et une servante, le mari n’aurait plus le droit de tuer sa femme ! Quoi ! le prêtre ne serait plus le maître ! Quoi ! il n’y aurait plus de batailles, il n’y aurait plus de soldats, il n’y aurait plus de bourreaux, il n’y aurait plus de potences et de guillotines ! mais c’est épouvantable ! il fallait nous sauver. Le président l’a fait ; vive l’empereur ! ― Vous lui résistez ; nous vous déchirons ; nous écrivons sur vous des choses quelconques. Nous savons bien que ce que nous disons n’est pas vrai, mais nous protégeons la société, et la calomnie qui protège la société est d’utilité publique. Puisque la magistrature est avec le coup d’état, la justice y est aussi ; puisque le clergé est avec le coup d’état, la religion y est aussi ; la religion et la justice sont des figures immaculées et saintes ; la calomnie qui leur est utile participe de l’honneur qu’on leur doit ; c’est une fille publique, soit, mais elle sert des vierges. Respectez-la. Ainsi raisonnent les insulteurs. Ce que le proscrit a de mieux à faire, c’est de penser à autre chose. V Puisqu’il est au bord de la mer, qu’il en profite. Que cette mobilité sous l’infini lui donne la sagesse. Qu’il médite sur l’émeute éternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la vérité. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu’il regarde la vague cracher sur le rocher, et qu’il se demande ce que cette salive y gagne et ce que ce granit y perd. Non, pas de révolte contre l’injure, pas de dépense d’émotion, pas de représailles, ayez une tranquillité sévère. La roche ruisselle, mais ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit par être un lustre. À un ruban d’argent sur la rose, on reconnaît que la chenille a passé. Le crachat au front du Christ, quoi de plus beau ! Un prêtre, un certain Ségur, a appelé Garibaldi poltron. Et, en verve de métaphore, il ajoute Comme la lune. ― Garibaldi poltron comme la lune ! Ceci plaît à la pensée. Et il en découle des conséquences. Achille est lâche, donc Thersite est brave ; Voltaire est stupide, donc Ségur est profond. Que le proscrit fasse son devoir, et qu’il laisse la diatribe faire sa besogne. Que le proscrit traqué, trahi, hué, aboyé, mordu, se taise. C’est grand le silence. Aussi bien vouloir éteindre l’injure, c’est l’attiser. Tout ce que l’on jette à la calomnie lui est combustible. Elle emploie à son métier sa propre honte. La contredire, c’est la satisfaire. Au fond, la calomnie estime profondément le calomnié. C’est elle qui souffre ; elle meurt du dédain. Elle aspire à l’honneur d’un démenti. Ne le lui accordez pas. Être souffletée lui prouverait qu’on l’aperçoit. Elle montrerait sa joue toute chaude en disant Donc j’existe ! VI D’ailleurs, pourquoi et de quoi les proscrits se plaindraient-ils ? Regardez toute l’histoire. Les grands hommes sont encore plus insultés qu’eux. L’outrage est une vieille habitude humaine ; jeter des pierres plaît aux mains fainéantes ; malheur à tout ce qui dépasse le niveau ; les sommets ont la propriété de faire venir d’en haut la foudre et d’en bas la lapidation. C’est presque leur faute ; pourquoi sont-ils des sommets ? Ils attirent le regard et l’affront. Ce passant, l’envieux, n’est jamais absent de la rue et a pour fonction la haine ; et toujours on le rencontre, petit et furieux, dans l’ombre des hauts édifices. Les spécialistes auraient des études à faire dans la recherche des causes d’insomnie des grands hommes. Homère dort, bonus dormitat ; ce sommeil est piqué par Zoïle. Eschyle sent sur sa peau la cuisson d’Eupolis et de Cratinus ; ces infiniment petits abondent ; Virgile a sur lui Mœvius ; Horace, Licilius ; Juvénal, Codrus ; Dante a Cecchi ; Shakespeare a Green ; Rotrou a Scudéri, et Corneille a l’académie ; Molière a Donneau de Visé, Montesquieu a Desfontaines, Buffon a Labeaumelle, Jean-Jacques a Palissot, Diderot a Nonotte, Voltaire a Fréron. La gloire, lit doré où il y a des punaises. L’exil n’est pas la gloire, mais il a avec la gloire cette ressemblance, la vermine. L’adversité n’est pas une chose qu’on laisse tranquille. Voir le sommeil du juste banni déplaît aux ramasseurs de miettes sous les tables de Néron ou de Tibère. Comment, il dort ! il est donc heureux ! mordons-le ! Un homme terrassé, gisant, balayé dehors ce qui est tout simple ; quand Vitellius est l’idole, Juvénal est l’ordure, un expulsé, un déshérité, un vaincu, on est jaloux de cela. Chose bizarre, les proscrits ont des envieux. Cela se comprendrait des hautes vertus enviant les hautes infortunes, de Caton enviant Régulus, de Thraséas enviant Brutus, de Rabbe enviant Barbès. Mais point. Ce sont les vils qui se mêlent d’être jaloux des altiers ; ce qui est importuné par la fière protestation du vaincu, c’est la nullité plate et vaine. Gustave Planche jalouse Louis Blanc, Baculard jalouse Milton, et Jocrisse jalouse Eschyle. L’insulteur antique ne suivait que le char du vainqueur, l’insulteur actuel suit la claie du vaincu. Le vaincu saigne. Les insulteurs ajoutent leur boue à ce sang. Soit. Qu’ils aient cette joie. Cette joie paraît d’autant plus réelle qu’elle n’est point haïe du maître et qu’elle est habituellement payée. Les fonds secrets s’épanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux proscrits, ont deux auxiliaires ; premièrement, l’envie, deuxièmement, la corruption. Quand on dit ce que c’est que l’exil, il faut entrer un peu dans le détail. L’indication de certains rongeurs spéciaux fait partie du sujet, et nous avons dû pénétrer dans cette entomologie. VII Tels sont les petits côtés de l’exil, voici les grands Songer, penser, souffrir. Être seul et sentir qu’on est avec tous ; exécrer le succès du mal, mais plaindre le bonheur du méchant ; s’affermir comme citoyen et se purifier comme philosophe ; être pauvre, et réparer sa ruine avec son travail ; méditer et préméditer, méditer le bien et préméditer le mieux ; n’avoir d’autre colère que la colère publique, ignorer la haine personnelle ; respirer le vaste air vivant des solitudes, s’absorber dans la grande rêverie absolue ; regarder ce qui est en haut sans perdre de vue ce qui est en bas ; ne jamais pousser la contemplation de l’idéal jusqu’à l’oubli du tyran ; constater en soi le magnifique mélange de l’indignation qui s’accroît et de l’apaisement qui augmente ; avoir deux âmes, son âme et la patrie. Une chose est douce, c’est la pitié d’avance ; tenir la clémence prête pour le coupable quand il sera terrassé et agenouillé ; se dire qu’on ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste à faire aux vaincus de l’avenir, quels qu’ils soient, et aux fugitifs inconnus une promesse d’hospitalité. La colère désarme devant l’ennemi accablé. Celui qui écrit ces lignes a habitué ses compagnons d’exil à lui entendre dire — Si jamais, le lendemain d’une révolution, Bonaparte en fuite frappe à ma porte et me demande asile, pas un cheveu ne tombera de sa tête. Ces méditations, compliquées de tous les déchaînements de l’adversité, plaisent à la conscience du proscrit. Elles ne l’empêchent pas de faire son devoir. Loin de là . Elles l’y encouragent. Sois d’autant plus sévère aujourd’hui que tu seras plus compatissant demain ; foudroie le puissant en attendant que tu secoures le suppliant. Plus tard, tu ne mettras à ton amnistie qu’une condition, le repentir. Aujourd’hui tu as affaire au crime heureux. Frappe. Creuser le précipice à l’ennemi vainqueur, préparer l’asile à l’ennemi vaincu, combattre avec l’espoir de pouvoir pardonner, c’est là le grand effort et le grand rêve de l’exil. Ajoutez à cela le dévouement à la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime de ne pas être inutile. Blessé lui-même, saignant lui-même, il s’oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu’il fait des songes ; non ; il cherche la réalité. Disons plus, il la trouve. Il rôde dans le désert et il songe aux villes, aux tumultes, aux fourmillements, aux misères, à tout ce qui travaille, à la pensée, à la charrue, à l’aiguille aux doigts rouges de l’ouvrière sans feu dans la mansarde, au mal qui pousse là où l’on ne sème pas le bien, au chômage du père, à l’ignorance de l’enfant, à la croissance des mauvaises herbes dans les cerveaux laissés incultes, aux rues le soir, aux pâles réverbères, aux offres que la faim peut faire aux passants, aux extrémités sociales, à la triste fille qui se prostitue, hommes, par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le problème, la solution éclora. Il rêve sans relâche. Ses pas le long de la mer ne sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l’abîme. Il regarde l’infini, il écoute l’ignoré. La grande voix sombre lui parle. Toute la nature en foule s’offre à ce solitaire. Les analogies sévères l’enseignent et le conseillent. Fatal, persécuté, pensif, il a devant lui les nuées, les souffles, les aigles ; il constate que sa destinée est tonnante et noire comme les nuées, que ses persécuteurs sont vains comme les souffles, et que son âme est libre comme les aigles. Un exilé est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le va-et-vient des papillons. L’été il s’épanouit dans la douce joie des êtres ; il a une foi inébranlable dans la bonté secrète et infinie, étant puéril au point de croire en Dieu ; il fait du printemps sa maison ; les entrelacements des branches, pleins de charmants antres verts, sont la demeure de son esprit ; il vit en avril, il habite floréal ; il regarde les jardins et les prairies, émotion profonde ; il guette les mystères d’une touffe de gazon ; il étudie ces républiques, les fourmis et les abeilles ; il compare les mélodies diverses joutant pour l’oreille d’un Virgile invisible dans la géorgique des bois ; il est souvent attendri jusqu’aux larmes parce que la nature est belle ; la sauvagerie des halliers l’attire, et il en sort doucement effaré ; les attitudes des rochers l’occupent ; il voit à travers sa rêverie les petites filles de trois ans courir sur la grève, leurs pieds nus dans la mer, leurs jupes retroussées à deux bras, montrant à la fécondité immense leur ventre innocent ; l’hiver, il émiette du pain sur la neige pour les oiseaux. De temps en temps on lui écrit Vous savez, telle pénalité est abolie ; vous savez, telle tête ne sera pas coupée. Et il lève les mains au ciel. VIII Contre cet homme dangereux les gouvernements se prêtent main-forte. Ils s’accordent réciproquement entre eux la persécution des proscrits, les internements, les expulsions, quelquefois les extraditions. Les extraditions ! oui, les extraditions. Il en fut question à Jersey, en 1855. Les exilés purent voir, le 18 octobre, amarré au quai de Saint-Hélier, un navire de la marine impériale, l’Ariel, qui venait les chercher ; Victoria offrait les proscrits à Napoléon ; d’un trône à l’autre on se fait de ces politesses. Le cadeau n’eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait ; mais le peuple de Londres le prenait mal. Il se mit à gronder. Ce peuple est ainsi fait ; son gouvernement peut être caniche, lui il est dogue. Le dogue, c’est un lion dans un chien ; la majesté dans la probité, c’est le peuple anglais. Ce bon et fier peuple montra les dents ; Palmerston et Bonaparte durent se contenter de l’expulsion. Les proscrits s’émurent médiocrement. Ils reçurent avec un sourire la signification officielle, un peu baragouinée. Soit, dirent les proscrits. Expioulcheune. Cette prononciation les satisfit. À cette époque, si les gouvernements étaient de connivence avec le prescripteur, on sentait entre les proscrits et les peuples une complicité superbe. Cette solidarité, d’où résultera l’avenir, se manifestait sous toutes les formes, et l’on en trouvera les marques à chacune des pages de ce livre. Elle éclatait à l’occasion d’un passant quelconque, d’un homme isolé, d’un voyageur reconnu sur une route ; faits imperceptibles sans doute, et de peu d’importance, mais significatifs. En voici un qui mérite peut-être qu’on s’en souvienne. IX En l’été de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire possible à un crime. Il était sur le sommet de sa montagne, car on arrive en haut de la honte ; rien ne lui faisait plus obstacle ; il était infâme et suprême ; pas de victoire plus complète, car il semblait avoir vaincu les consciences. Majestés et altesses, tout était à ses pieds ou dans ses bras ; Windsor, le Kremlin, Schœnbrunn et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries ; on avait tout, la gloire politique, M. Rouher ; la gloire militaire, M. Bazaine ; et la gloire littéraire, M. Nisard ; on était accepté par de grands caractères, tels que MM. Vieillard et Mérimée ; le Deux-Décembre avait pour lui la durée, les quinze années de Tacite, grande mortalis œvi spatium ; l’empire était en plein triomphe et en plein midi, s’étalant. On se moquait d’Homère sur les théâtres et de Shakespeare à l’académie. Les professeurs d’histoire affirmaient que Léonidas et Guillaume Tell n’avaient jamais existé ; tout était en harmonie ; rien ne détonnait, et il y avait accord entre la platitude des idées et la soumission des hommes ; la bassesse des doctrines était égale à la fierté des personnages ; l’avilissement faisait loi ; une sorte d’Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de Victoria, composée de liberté selon Palmerston et d’empire selon Troplong ; plus qu’une alliance, presque un baiser. Le grand juge d’Angleterre rendait des arrêts de complaisance ; le gouvernement britannique se déclarait le serviteur du gouvernement impérial, et, comme on vient de le voir, lui prouvait sa subordination par des expulsions, des procès, des menaces d’alien-bill, et de petites persécutions, format anglais. Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l’Angleterre, mais elle régnait ; la France esclave, l’Angleterre domestique, telle était la situation. Quant à l’avenir, il était masqué. Mais le présent était de l’opprobre à visage découvert, et, de l’aveu de tous, c’était magnifique. À Paris, l’exposition universelle resplendissait et éblouissait l’Europe ; il y avait là des merveilles ; entre autres, sur un piédestal, le canon Krupp, et l’empereur des français félicitait le roi de Prusse. C’était le grand moment prospère. Jamais les proscrits n’avaient été plus mal vus. Dans certains journaux anglais, on les appelait les rebelles ». Dans ce même été, un jour du mois de juillet, un passager faisait la traversée de Guernesey à Southampton. Ce passager était un de ces rebelles » dont on vient de parler. Il était représentant du peuple en 1851 et avait été exilé le 2 décembre. Ce passager, dont le nom est inutile à dire ici, car il n’a été que l’occasion du fait que nous allons raconter, s’était embarqué le matin même, à Saint-Pierre-Port, sur le bateau-poste Normandy. La traversée de Guernesey à Southampton est de sept ou huit heures. C’était l’époque où le khédive, après avoir salué Napoléon, venait saluer Victoria, et, ce jour-là même, la reine d’Angleterre offrait au vice-roi d’Égypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de Sheerness, voisine de Southampton. Le passager dont nous venons de parler était un homme à cheveux blancs, silencieux, attentif à la mer. Il se tenait debout près du timonier. Le Normandy avait quitté Guernesey à dix heures du matin ; il était environ trois heures de l’après-midi ; on approchait des Needles, qui marquent l’extrémité sud de l’île de Wight ; on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui sortent de l’océan comme les clochers d’une prodigieuse cathédrale engloutie ; on allait entrer dans la rivière de Southampton ; le timonier commençait à manœuvrer à bâbord. Le passager regardait l’approche des Aiguilles, quand tout à coup il s’entendit appeler par son nom ; il se retourna ; il avait devant lui le capitaine du navire. Ce capitaine était à peu près du même âge que lui ; il se nommait Harvey ; il avait de robustes épaules, d’épais favoris blancs, la face hâlée et fière, l’œil gai. — Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous désiriez voir la flotte anglaise ? Le passager n’avait pas exprimé ce vœu, mais il avait entendu des femmes témoigner vivement ce désir autour de lui. Il se borna à répondre — Mais, capitaine, ce n’est pas votre itinéraire. Le capitaine reprit — Ce sera mon itinéraire si vous le voulez. Le passager eut un mouvement de surprise. — Changer votre route ? — Oui. — Pour m’être agréable ? — Oui. — Un vaisseau français ne ferait pas cela pour moi ! — Ce qu’un vaisseau français ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais le fera. Et il reprit — Seulement, pour ma responsabilité devant mes chefs, écrivez-moi sur mon livre votre volonté. Et il présenta son livre de bord au passager, qui écrivit sous sa dictée Je désire voir la flotte anglaise », et signa. Un moment après, le steamer obliquait à tribord, laissait à gauche les Aiguilles et la rivière de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness. Le spectacle était beau en effet. Toutes les batteries mêlaient leurs fumées et leurs tonnerres ; les silhouettes des massifs navires cuirassés s’échelonnaient les unes derrière les autres dans une brume rougeâtre, vaste pêle-mêle de mâtures apparues et disparues ; le Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salué par les hurrahs ; cette course à travers la flotte anglaise dura plus de deux heures. Vers sept heures, quand le Normandy arriva à Southampton, il était pavoisé. Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du Courrier de l’Europe, l’attendait sur le port ; il s’étonna du navire pavoisé. — Pour qui donc avez-vous pavoisé, capitaine ? Pour le khédive ? Le capitaine répondit — Pour le proscrit. Pour le proscrit. Traduisez Pour la France. Nous n’aurions pas raconté ce fait, s’il n’empruntait une grandeur singulière à la fin du capitaine Harvey. Cette fin, la voici. Trois ans après cette revue de Sheerness, très peu de temps après avoir remis à son passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton à Guernesey. Une brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey était debout sur la passerelle du steamer, et manœuvrait avec précaution, à cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient. Le Normandy était un très grand navire, le plus beau peut-être des bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large ; il était jeune », comme disent les marins, il n’avait pas sept ans. Il avait été construit en 1863. Le brouillard s’épaississait, on était sorti de la rivière de Southampton, on était en pleine mer, à environ quinze milles au delà des Aiguilles. Le packet avançait lentement. Il était quatre heures du matin. L’obscurité était absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait à peine la pointe des mâts. Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit. Tout à coup dans la brume une noirceur surgit ; fantôme et montagne, un promontoire d’ombre courant dans l’écume et trouant les ténèbres. C’était la Mary, grand steamer à hélice, venant d’Odessa, allant à Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de blé ; vitesse énorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy. Nul moyen d’éviter l’abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu’on ait achevé de les voir, on est mort. La Mary, lancée à toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l’éventra. Du choc, elle-même, avariée, s’arrêta. Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d’équipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes. La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L’eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, râlait. Le navire n’avait pas de cloisons étanches ; les ceintures de sauvetage manquaient. Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria — Silence tous, et attention ! Les canots à la mer. Les femmes d’abord, les passagers ensuite. L’équipage après. Il y a soixante personnes à sauver. On était soixante et un. Mais il s’oubliait. On détacha les embarcations Tous s’y précipitaient. Cette hâte pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maîtres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule éperdue d’horreur. Dormir, et tout à coup, et tout de suite, mourir, c’est affreux. Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce bref dialogue s’échangeait dans les ténèbres — Mécanicien Locks ? — Capitaine ? — Comment est le fourneau ? — Noyé. — Le feu ? — Éteint. — La machine ? — Morte. Le capitaine cria — Lieutenant Ockleford ? Le lieutenant répondit — Présent. Le capitaine reprit — Combien avons-nous de minutes ? — Vingt. — Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s’embarque à son tour. Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets ? — Oui, capitaine. — Brûlez la cervelle à tout homme qui voudrait passer avant une femme. Tous se turent. Personne ne résista ; cette foule sentant au-dessus d’elle cette grande âme. La Mary, de son côté, avait mis ses embarcations à la mer, et venait au secours de ce naufrage qu’elle avait fait. Le sauvetage s’opéra avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de tristes égoïsmes ; il y eut aussi de pathétiques dévouements[1]. Harvey, impassible à son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s’occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres à la catastrophe. On eût dit que le naufrage lui obéissait. À un certain moment il cria — Sauvez Clément. Clément, c’était le mousse. Un enfant. Le navire décroissait lentement dans l’eau profonde. On hâtait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary. — Faites vite, criait le capitaine. À la vingtième minute le steamer sombra. L’avant plongea d’abord, puis l’arrière. Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et entra immobile dans l’abîme. On vit, à travers la brume sinistre, cette statue noire s’enfoncer dans la mer. Ainsi finit le capitaine Harvey. Qu’il reçoive ici l’adieu du proscrit. Pas un marin de la Manche ne l’égalait. Après s’être imposé toute sa vie le devoir d’être un homme, il usa en mourant du droit d’être un héros. X Est-ce que le proscrit liait le prescripteur ? Non. Il le combat ; c’est tout. À outrance ? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colère de l’honnête homme ne va pas au delà du nécessaire. Le proscrit exècre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S’il la connaît, il ne l’attaque que dans la proportion du devoir. Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur ; si le proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure écrivain et a une littérature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoléon III eût été un académicien convenable ; l’académie sous l’empire avait, par politesse sans doute, suffisamment abaissé son niveau pour que l’empereur pût en être ; l’empereur eût pu se croire là parmi ses pairs littéraires, et sa majesté n’eût aucunement déparé celle des quarante. À l’époque où l’on annonçait la candidature de l’empereur à un fauteuil vacant, un académicien de notre connaissance, voulant rendre à la fois justice à l’historien de César et à l’homme de Décembre, avait d’avance rédigé ainsi son bulletin de vote Je vote pour l’admission de M. Louis Bonaparte à l’académie et au bagne. On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait. Il n’est absolu qu’au point de vue des principes. Là son inflexibilité commence. Là il cesse d’être ce que dans le jargon politique on nomme un homme pratique ». De là ses résignations à tout, aux violences, aux injures, à la ruine, à l’exil. Que voulez-vous qu’il y fasse ? Il a dans la bouche la vérité qui, au besoin, parlerait malgré lui. Parler par elle et pour elle, c’est là son fier bonheur. Le vrai a deux noms ; les philosophes l’appellent l’idéal, les hommes d’état l’appellent le chimérique. Les hommes d’état ont-ils raison ? Nous ne le pensons pas. À les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont chimériques ». En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la vérité, ils ont contre eux la réalité. Examinons. Le proscrit est un homme chimérique. Soit. C’est un voyant aveugle ; voyant du côté de l’absolu, aveugle du côté du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l’écoutait, on irait aux abîmes. Ses conseils sont des conseils d’honnêteté et de perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui donnent tort. Voyons les faits. John Brown est vaincu à Harper’s Ferry. Les hommes d’état disent Pendez-le. Le proscrit dit Respectez-le. On pend John Brown ; l’Union se disloque, la guerre du Sud éclate. John Brown épargné, c’était l’Amérique épargnée. Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou l’homme chimérique ? Deuxième fait. Maximilien est pris à Queretaro. Les hommes pratiques disent Fusillez-le. L’homme chimérique dit Graciez-le. On fusille Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L’héroïque lutte du Mexique perd son suprême lustre, la clémence hautaine. Maximilien gracié, c’était le Mexique désormais inviolable, c’était cette nation, qui avait constaté son indépendance par la guerre, constatant par la civilisation sa souveraineté ; c’était, sur le front de ce peuple, après le casque, la couronne. Cette fois encore, l’homme chimérique voyait juste. Troisième fait. Isabelle est détrônée. Que va devenir l’Espagne ? république ou monarchie ? Sois monarchie ! disent les hommes d’état ! Sois république ! dit le proscrit. L’homme chimérique n’est pas écouté, les hommes pratiques l’emportent ; l’Espagne se fait monarchie. Elle tombe d’Isabelle en Amédée, et d’Amédée en Alphonse, en attendant Carlos ; ceci ne regarde que l’Espagne. Mais voici qui regarde le monde cette monarchie en quête d’un monarque donne prétexte à Hohenzollern ; de là l’embuscade de la Prusse, de là l’égorgement de la France, de là Sedan, de là la honte et la nuit. Supposez l’Espagne république, nul prétexte à un guet-apens, aucun Hohenzollern possible, pas de catastrophes. Donc le conseil du proscrit était sage. Si par hasard on découvrait un jour cette chose étrange que la vérité n’est pas imbécile, que l’esprit de compassion et de délivrance a du bon, que l’homme fort c’est l’homme droit, et que c’est la raison qui a raison ! Aujourd’hui, au milieu des calamités, après la guerre étrangère, après la guerre civile, en présence des responsabilités encourues de deux côtés, le proscrit d’autrefois songe aux proscrits d’aujourd’hui, il se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passé lui éclaire l’avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande l’amnistie. Est-ce un aveugle ? est-ce un voyant ? XI En décembre 1851, quand celui qui écrit ces lignes arriva chez l’étranger, la vie eut d’abord quelque dureté. C’est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi. Cette esquisse sommaire de ce que c’est que l’exil » ne serait pas complète si ce côté matériel de l’existence du proscrit n’était pas indiqué, en passant, et du reste, avec la sobriété convenable. De tout ce que cet exilé avait possédé il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu annuel. Son théâtre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, était supprimé. La hâtive vente à l’encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il avait neuf personnes à nourrir. Il avait à pourvoir aux déplacements, aux voyages, aux emménagements nouveaux, aux mouvements d’un groupe dont il était le centre, à tout l’inattendu d’une existence désormais arrachée de terre et maniable à tous les vents ; un proscrit, c’est un déraciné. Il fallait conserver la dignité de la vie et faire en sorte qu’autour de lui personne ne souffrît. De là une nécessité immédiate de travail. Disons que la première maison d’exil, Marine-Terrace, était louée au prix très modéré de quinze cents francs par an. Le marché français était fermé à ses publications. Ses premiers éditeurs belges imprimèrent tous ses livres sans lui rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des Œuvres oratoires. Napoléon le Petit fit seul exception. Quant aux Châtiments, ils coûtèrent à l’auteur deux mille cinq cents francs. Cette somme, confiée à l’éditeur Samuel, n’a jamais été remboursée. Le produit total de toutes les éditions des Châtiments a été pendant dix-huit ans confisqué par les éditeurs étrangers. Les journaux royalistes anglais faisaient sonner très haut l’hospitalité anglaise, mélangée, on s’en souvient, d’assauts nocturnes et d’expulsions, du reste comme l’hospitalité belge. Ce que l’hospitalité anglaise avait de complet, c’était sa tendresse pour les livres des exilés. Elle réimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l’empressement le plus cordial au bénéfice des éditeurs anglais. L’hospitalité pour le livre allait jusqu’à oublier l’auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l’hospitalité britannique, permet ce genre d’oubli. Le devoir d’un livre est de laisser mourir de faim l’auteur, témoin Chatterton, et d’enrichir l’éditeur. Les Châtiments en particulier ont été vendus et se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire Jeffs. Le théâtre anglais n’était pas moins hospitalier pour les pièces françaises que la librairie anglaise pour les livres français. Aucun droit d’auteur n’a jamais été payé pour Ruy Blas, joué plus de deux cents fois en Angleterre. Ce n’est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste de Londres reprochait aux proscrits d’abuser de l’hospitalité anglaise. Cette presse a souvent appelé celui qui écrit ces lignes, avare. Elle l’appelait aussi ivrogne », abandonned drinker. Ces détails font partie de l’exil. XII Cet exilé ne se plaint de rien. Il a travaillé. Il a reconstruit sa vie pour lui et pour les siens. Tout est bien. Y a-t-il du mérite à être proscrit ? Non. Cela revient à demander Y a-t-il du mérite à être honnête homme ? Un proscrit est un honnête homme qui persiste dans l’honnêteté. Voilà tout. Il y a telle époque où cette persistance est rare. Soit. Cette rareté ôte quelque chose à l’époque, mais n’ajoute rien à l’honnête homme. L’honnêteté, comme la virginité, existe en dehors de l’éloge. Vous êtes pur parce que vous êtes pur. L’hermine n’a aucun mérite à être blanche. Un représentant proscrit pour le peuple fait un acte de probité. Il a promis, il tient sa promesse. Il la tient au delà même de la promesse, comme doit faire tout homme scrupuleux. C’est en cela que le mandat impératif est inutile ; le mandat impératif a le tort de mettre un mot dégradant sur une chose noble, qui est l’acceptation du devoir ; en outre, il omet l’essentiel, qui est le sacrifice ; le sacrifice, nécessaire à accomplir, impossible à imposer. L’engagement réciproque, la main de l’élu mise dans la main de l’électeur, le mandant et le mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de défendre le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux forces mêlés, telle est la vérité. Cela étant, le représentant doit faire son devoir, et le peuple le sien. C’est la dette de la conscience acquittée des deux côtés. Mais quoi, se dévouer jusqu’à l’exil ? Sans doute. Alors c’est beau ; non, c’est simple. Tout ce qu’on peut dire du représentant proscrit, c’est qu’il n’a pas trompé sur la qualité de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n’y a aucune gloire à ne point vendre à faux poids. Le représentant honnête homme exécute le contrat. Il doit aller, et il va, jusqu’au bout de l’honneur et de la conscience. Là il trouve le précipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement. Y meurt-il ? Non, il y vit. XIII Résumons-nous. Ce genre d’existence, l’exil, a, on le voit, une certaine variété d’aspects. C’est de cette vie, agitée si l’on regarde la destinée, tranquille si l’on regarde l’âme, qu’a vécu, de 1851 à 1870, du Deux-Décembre au Quatre-Septembre, l’absent qui rend aujourd’hui compte à son pays de son absence par la publication de ce livre. Cette absence a duré dix-neuf ans et neuf mois. Qu’a-t-il fait pendant ces longues années ? Il a essayé de ne pas être inutile. La seule belle chose de cette absence, c’est que lui, misérable, les misères sont venues le trouver ; les naufrages ont demandé secours à ce naufragé. Non seulement les individus, mais les peuples ; non seulement les peuples, mais les consciences ; non seulement les consciences, mais les vérités. Il lui a été donné de tendre la main du haut de son écueil à l’idéal tombé dans le gouffre ; il lui semblait par moments que l’avenir en détresse tâchait d’aborder à son rocher. Qu’était-il pourtant ? Peu de chose. Un effort vivant. En présence de toutes les mauvaises forces conjurées et triomphantes, qu’est-ce qu’une volonté ? Rien, si elle représente l’égoïsme ; tout, si elle représente le droit. La plus inexpugnable des positions résulte du plus profond des écroulements ; il suffit que l’homme écroulé soit un homme juste ; insistons-y, si cet homme a raison, il est bon qu’il soit accablé, ruiné, spolié, expatrié, bafoué, insulté, renié, calomnié et qu’il résume en lui toutes les formes de la défaite et de la faiblesse ; alors il est tout-puissant. Il est indomptable ayant en lui la droiture ; il est invincible ayant pour lui la réalité. Quelle force que ceci n’être rien ! N’avoir plus rien à soi, n’avoir plus rien sur soi, c’est la meilleure condition de combat. Cette absence d’armure prouve l’invulnérable. Pas de situation plus haute que celle-là , être tombé pour la justice. En face de l’empereur se dresse le proscrit. L’empereur damne, le proscrit condamne. L’un dispose des codes et des juges ; l’autre dispose des vérités. Oui, il est bon d’être tombé. La chute de ce qui a été la prospérité fait l’autorité d’un homme ; votre pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle ; quand cela vous quitte, vous êtes débarrassé, et vous vous sentez libre et maître ; rien ne vous gêne désormais ; en vous retirant tout on vous a tout donné ; tout est permis à qui tout est défendu ; vous n’êtes plus contraint d’être académique et parlementaire ; vous avez la redoutable aisance du vrai, sauvagement superbe. La puissance du proscrit se compose de deux éléments ; l’un qui est l’injustice de sa destinée, l’autre qui est la justice de sa cause. Ces deux forces contradictoires s’appuient l’une sur l’autre ; situation formidable et qui peut se résumer en deux mots Hors la loi, dans le droit. Le tyran qui vous attaque rencontre pour premier adversaire sa propre iniquité, c’est-à -dire lui-même, et pour deuxième adversaire votre conscience, c’est-à -dire Dieu. Combat, certes, inégal. Défaite certaine du tyran. Allez devant vous, justicier. Ce sont ces réalités que, dans les premières pages de cette introduction, nous avons essayé d’exprimer en cette ligne L’exil, c’est la nudité du droit. XIV C’est pourquoi celui qui écrit ceci a été pendant ces dix-neuf années content et triste ; content de lui-même, triste d’autrui ; content de se sentir honnête, triste du crime à extension indéfinie qui d’âme en âme gagnait la conscience publique et avait fini par s’appeler la satisfaction des intérêts. Il était indigné et accablé de ce malheur national qu’on appelait la prospérité de l’empire. Les joies d’orgie sont misères. Une prospérité qui est la dorure d’un forfait ment et couve une calamité. L’œuf du Deux-Décembre est Sedan. C’étaient là les douleurs du proscrit, douleurs pleines de devoirs. Il pressentait l’avenir et dénonçait dans l’étourdissement des fêtes l’approche des catastrophes. Il entendait le pas des événements auquel sont sourds les heureux. Les catastrophes sont arrivées, ayant en elles la double force d’impulsion qui leur venait de Bonaparte et de Bismarck, d’un guet-apens punissant l’autre. En somme, l’empire est tombé et la France se relèvera. Dix milliards et deux provinces, c’est notre rançon. C’est cher, et nous avons droit au remboursement. En attendant, soyons calmes ; l’empire de moins, c’est l’honneur de plus. La situation actuelle est bonne. Mieux vaut la France mutilée par une voie de fait qu’amoindrie par un déshonneur. C’est la différence d’une plaie à un virus. On guérit de la plaie, on meurt de la peste. La France eût agonisé par l’empire. La honte bue, c’est la France morte. Aujourd’hui la honte est vomie, la France vivra. Le peuple n’a plus rien en lui que de sain et de robuste, à présent que le 18 brumaire et le 2 décembre sont recrachés. Dans la solitude où il méditait l’avenir, les préoccupations de l’exilé étaient sévères, mais sereines ; ses désespoirs étaient mêlés d’espérances. Il avait, on vient de le voir, la mélancolie du malheur public, et en même temps la joie altière de se sentir proscrit. L’exil était pour cet homme une joie, parce qu’il était une puissance. Une bulle dit de Luther excommunié, mais indompté Stat coram pontifice sicut Satanas coram Jehovah. La comparaison est juste, et le proscrit qui parle ici le reconnaît. Par-dessus le silence fait en France, par-dessus la tribune aplatie, par-dessus la presse bâillonnée, le proscrit, libre comme le Satan du vrai devant le Jéhovah du faux, pouvait prendre la parole et la prenait. Il défendait le suffrage universel contre le plébiscite, le peuple contre la foule, la gloire contre le reître, la justice contre le juge, le flambeau contre le bûcher, et Dieu contre le prêtre. De là ce long cri qui remplit ce livre. De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le verra, les détresses s’adressaient à lui, sachant qu’il ne reculait devant aucun devoir. Les opprimés voyaient en lui l’accusateur public du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d’être une âme, et, pour remplir cette fonction, d’être une voix. Une âme probe et une voix libre, il a été cela. Il entendait des appels à l’horizon, et du fond de son isolement il y répondait. C’est là ce qu’on va lire. Toutes les persécutions des maîtres se déchaînaient sur lui, et il y avait, et il y a encore, sur son nom une inexprimable condensation de haine ; mais qu’est-ce que cela fait, et qu’importe ? Il n’en a pas moins eu le fier bonheur d’être proscrit vingt ans, et de tenir tête, lui solitaire à toutes les multitudes, lui désarmé à toutes les légions, lui rêveur à tous les meurtriers, lui banni à tous les despotes, lui atome à tous les colosses, n’ayant en lui que cette seule force, un rayon de lumière. Cette lumière, c’était, nous l’avons dit, le droit, l’éternel droit. Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu’il faut à un front de quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vécu de cette vie hautaine. Il a été l’expulsé, le traqué, le chassé. Il a été abandonné de tous et n’a abandonné personne. Il a connu l’excellence du désert ; c’est au désert qu’est l’écho. Là on entend la clameur des peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la fixité de son regard, il a tâché de travailler au bien. Il a laissé tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tête, n’ayant, lui, d’autre souci que la calamité publique. Il a habité un écueil, il a rêvé, médité, songé, tranquille sous une nuée de colère et de menaces ; et il se déclare satisfait ; car de quoi peut-on se plaindre quand on a eu vingt ans auprès de soi et avec soi, la justice, la raison, la conscience, la vérité, le droit, et la mer aux bruits immenses ? Et dans toute cette ombre il a été aimé. La haine n’a pas été seule sur lui ; un sombre amour rayonnait jusqu’à sa solitude ; il a senti la profonde chaleur du peuple doux et triste, l’ouverture des cœurs s’est faite de son côté, il remercie l’immense âme humaine. Il a été aimé de loin et de près. Il a eu autour de lui d’intrépides compagnons d’épreuve, obstinés au devoir, opiniâtres au juste et au vrai, combattants indignés et souriants ; cet illustre Vacquerie, cet admirable Paul Meurice, ce stoïque Schœlcher, et Ribeyrolles, et Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi, mon Victor… – Je m’arrête. Laissez-moi me souvenir. XV Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette longue nuit faite par l’exil, il n’a pas perdu de vue Paris un seul instant. Il le constate, et, lui qui a été si longtemps l’habitant de l’obscurité, il a le droit de le constater, même dans l’assombrissement de l’Europe, même dans l’occultation de la France, Paris ne s’éclipse pas. Cela tient à ce que Paris est la frontière de l’avenir. Frontière visible de l’inconnu. Toute la quantité de Demain qui peut être entrevue dans Aujourd’hui. C’est là Paris. Qui cherche des yeux le Progrès, aperçoit Paris. Il y a des villes noires ; Paris est la ville de lumière. Le philosophe la distingue au fond de ses songes. XVI Voir vivre cette ville, assister à cette grandeur, c’est là pour l’esprit une émotion poignante. Aucun milieu n’est plus vaste ; aucune perspective n’est plus inquiétante et plus sublime. Ceux qui, par les hasards quelconques de la vie, ont quitté la vision de Paris pour la vision de l’océan, n’ont éprouvé, en changeant de spectacle, aucune hausse d’infini. D’ailleurs, passer de l’horizon des hommes à l’horizon des choses, cela n’efface rien. Ce rêve en arrière, auquel s’opiniâtre la mémoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace. L’espace n’en fait pas ce qu’il veut. Le vent en marche jour et nuit, les quatre ouragans qui alternent à jamais, les bises, les bourrasques, les rafales, n’emportent pas la silhouette des deux tours jumelles, et ne dispersent pas l’arc de triomphe, le gothique beffroi aux tocsins, et la haute colonnade roulée autour du dôme souverain ; et, derrière les derniers lointains de l’abîme, au-dessus du bouleversement des écumes et des navires, au milieu des rayons, des nuées et des souffles, s’ébauche au fond des brumes l’immense fantôme de la cité immobile. Auguste apparition au banni. Paris, étant une idée autant qu’une ville, a l’ubiquité. Les parisiens ont Paris, et le monde l’a. On voudrait en sortir qu’on ne pourrait ; Paris est respirable. Quiconque vit, même sans le connaître, l’a en soi. À plus forte raison ceux qui l’ont connu. La distraction sauvage de l’océan se complique de ce souvenir, égal aux tempêtes. Quelque orage que fasse la mer, Paris a 93. L’évocation se fait d’elle-même, les toits semblent surgir parmi les flots, la ville se recompose dans toute cette onde, et ce tremblement infini s’y ajoute. Dans la cohue des houles on croit entendre bruire la fourmilière des rues. Charme farouche. On regarde la mer et on voit Paris. Les grandes paix que comportent ces espaces ne contrarient pas ce songe. Les vastes oublis qui vous environnent n’y font rien ; la pensée arrive au calme, mais à un calme qui admet ce trouble ; l’épaisse enveloppe des ténèbres laisse passer la lueur qui vient de derrière l’horizon, et qui est Paris. On y pense, donc on le possède. Il se mêle, indistinct, aux diffusions muettes de la méditation. L’apaisement sublime du ciel constellé ne suffit pas à dissoudre au fond d’un esprit cette grande figure de la cité suprême. Ces monuments, cette histoire, ce peuple en travail, ces femmes qui sont des déesses, ces enfants qui sont des héros, ces révolutions commençant par la colère et finissant par le chef-d’œuvre, cette toute-puissance sacrée d’un tourbillon d’intelligences, ces exemples tumultueux, cette vie, cette jeunesse ; tout cela est présent à l’absent ; et Paris reste inoubliable, et Paris demeure ineffaçable et insubmersible, même pour l’homme abîmé dans l’ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la sérénité éternelle, et qui a dans l’âme la stupeur profonde des étoiles. Novembre 1875. ↑ Voir aux Notes. VictorHugo, Les Misérables. Face au bien qu'incarnent le prince Mychkine ou Aliocha Karamazov, face à l'innocence que porte le beau matelot Billy Budd ou encore face à l'incrédulité de Jean Valjean devant le don insensé de l'évêque de Digne, nul ne reste indifférent : ni les personnages qui gravitent autour d'eux, ni le lecteur qui se trouve, à son tour, sommé de Quel fascinant destin que celui de Victor Hugo ! Destin qui l’amène en seulement quelques années du titre de vicomte de la monarchie de Juillet à un long et solitaire exil d’opposant républicain sous le Second Empire. Choses vues, recueil de chroniques écrites tout au long de sa vie, nous offre un témoignage unique sur la Révolution de 1848, moment de rupture dans la vie du poète et commencement d’une véritable métamorphose politique. Victor Hugo Choses vues est un objet littéraire étonnant, étroit mélange de réflexions politiques entrecoupées de moments de vie quotidienne et d’anecdotes historiques. Il s’y succède de brefs instants pris sur le vif qui nous révèlent une ambiance, des atmosphères de rues, l’intimité de la famille Hugo, les coulisses du jeu parlementaire… Comme dans une œuvre impressionniste, par différentes petites touches de couleurs, c’est la peinture du temps que l’on peut voir là . L’ouvrage laisse toutefois une impression de brouillage qui renvoie à la confusion des événements vécus que seule l’histoire écrite a posteriori est capable de mettre en cohérence. Victor Hugo face à la rue Février 1848. Dans le froid d’un hiver rigoureux, le poète est plongé dans l’écriture de son roman des Misères lorsque la rumeur de la rue et le grondement du peuple de Paris l’amènent à poser sa plume et à devenir l’acteur et le témoin privilégié de la révolte populaire. En ce début d’année, Victor Hugo n’est pas encore l’immortel républicain que l’on enterrera au Panthéon en 1885. Après avoir été un jeune légitimiste exalté célébrant le sacre de Charles X, il est devenu, sous le règne de Louis-Philippe, un notable proche du pouvoir. C’est encore un homme politique assermenté au roi qui vit cette nouvelle Révolution. Il appréhende avec méfiance les événements qui agitent Paris. Ce n’est pas le peuple qu’il craint, il en est le thuriféraire, mais il se méfie de la foule, de ses débordements et de ses excès. Dans les années précédant la Révolution, la monarchie orléaniste était sourde aux appels des réformes démocratiques. Le régime censitaire ne permettait qu’à une infime minorité de la Nation de participer par le vote à la vie politique. Face à cet immobilisme, l’opposition libérale mena campagne afin de faire entendre les aspirations d’une partie du pays. Partout en France étaient organisés des banquets où l’on contestait la politique gouvernementale. L’interdiction d’un de ces banquets, le 22 février 1848, met soudain le feu à la poudrière parisienne. Autour des Champs-Élysées sont érigées les premières barricades. Ouvriers des faubourgs, étudiants de la Sorbonne, artisans des quartiers populaires, tout le peuple de Paris s’unit dans la révolte. Dans une joyeuse et exaltée confusion, les rues de Paris se couvrent de barricades tandis que s’élèvent au-dessus de ses toits La Marseillaise, Le Chant du départ et Le Chant des Girondins. Paris s’embrase et, fidèle à son tempérament frondeur, décide de combattre. Il en faut davantage pour inquiéter le placide Louis-Philippe qui garde une sérénité inconsciente et n’agit qu’à contretemps. La fraternisation entre la Garde nationale et le peuple accélère brutalement la chute de la monarchie. Pour éteindre l’incendie, le roi se décide à renvoyer Guizot, son impopulaire ministre. La mesure reste inefficace et, face à la montée de la révolte, Louis-Philippe est contraint d’abdiquer le 24 février. Victor Hugo, comme d’autres parlementaires, est alors chargé d’annoncer la nouvelle au peuple révolté sur la place de la Bastille. Avec courage, au risque de sa vie, le poète affronte le peuple en colère La foule s’ouvrit devant nous, curieuse et inoffensive. Mais à vingt pas de la colonne, l’homme qui m’avait menacé de son fusil me rejoignit de nouveau et me coucha en joue, en criant A mort le pair de France ! – Non, respect au grand homme. » fit un jeune ouvrier, qui vivement avait abaissé l’arme. » 1848 à l’ombre de 1793 Rare photo d’une barricade de 1848 La Révolution de 1848 et la proclamation de la Seconde République 1848-1852 marquent une rupture dans la vie de Victor Hugo. C’est durant ces quatre années qu’il devient l’ardent républicain que l’histoire retiendra. Bien que l’auteur des Misérables ait une empathie naturelle pour le peuple, source pour lui d’inspiration littéraire et de préoccupation politique, son adhésion à la République n’est pas immédiate. Il conserve en effet un jugement critique à l’encontre des mouvements populaires. D’abord méfiant, il craint de voir le mouvement socialiste, mené par Blanqui et Barbès, s’attaquer à l’ordre social et aux libertés. Trop imprégné de l’histoire de France, il connaît le risque des dérives dictatoriales quand le pouvoir est laissé à la rue. La Grande Révolution de 1789 imprègne encore les esprits et l’ombre de la guillotine plane sur cette nouvelle république. Il redoute de voir tomber la France dans la barbarie. Cette république ne serait alors qu’un bégaiement de l’histoire singeant celle de 1793 On peut tomber au-dessous de Marat, au-dessous de Couthon, au-dessous de Carrier. Comment ? En les imitant. Ils étaient horribles et graves. On serait horrible et ridicule. Quoi ! La Terreur parodie ! Quoi ! La guillotine plagiaire ! Y a-t-il quelque chose de plus hideux et de plus bête ? 93 a eu ses hommes, il y a de cela cinquante ans, et maintenant il aurait des singes. » Hugo n’a ainsi pas de mots assez durs pour la nouvelle élite républicaine, animée, selon lui, par la médiocrité et faite de gesticulations, de petitesses… Les géants de 1789 les rapetissent encore plus. Malgré ses réticences, l’atmosphère du temps l’électrise et il prend conscience que cette république peut devenir un formidable outil au service de la liberté et de la justice sociale. Car il aspire à élever ce peuple écrasé par la misère. Il décide de continuer son combat politique sous le nouveau régime. Les élections l’amènent à devenir député. En juin, c’est donc sur les bancs de l’Assemblée nationale qu’il apprend une nouvelle révolte du peuple, déçu par les mesures de la nouvelle république. Face à ces troubles qui remettent en cause la légitimité du suffrage universel, Victor Hugo se range du côté des forces de l’ordre. Le pouvoir de la rue lui apparaît comme un despotisme aussi intolérable que la tyrannie d’un seul homme. Il cherche cependant à atténuer la répression sanglante menée par le général Cavaignac. Conscient de la nécessité de faire respecter les nouvelles institutions démocratiques, il n’en reste pas moins violemment éprouvé moralement. Enfin cette affreuse guerre de frères à frères est finie ! Je suis quant à moi sain et sauf, mais que de désastres ! » C’est dans ce bouillonnement révolutionnaire et cette ferveur démocratique que le poète voit son destin basculer. L’énergie du désespoir de ce peuple qu’il admire déclenche une prise de conscience. Cette rupture historique ne lui apparaît pas née du simple hasard mais plutôt être le fruit d’une longue maturation. La Révolution s’inscrit dans le sens de l’histoire elle est l’enfant de la nécessité et permet de canaliser l’énergie du peuple afin de l’élever. L’année 1848 amorce ainsi sa métamorphose vers un républicanisme intransigeant. Il devient le défenseur d’une république mystique et charnelle qui pose les bases de ses engagements politiques futurs. Dans la confusion des événements, une vérité s’impose la République ne lui a jamais été extérieure, elle l’a révélé à lui-même. Ceque c’est que la mort. Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Croyez. On voit ce que je vois et ce que vous voyez ; On est l'homme mauvais que je suis, que vous êtes ; On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ; On tâche d'oublier le bas, la fin, l'écueil, La sombre égalité du mal et du cercueil ; Quoique le plus petit Ne dites pas mourir ; dites naître. Croyez. On voit ce que je vois et ce que vous voyez ; On est l’homme mauvais que je suis, que vous êtes ; On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, aux fêtes ; On tâche d’oublier le bas, la fin, l’écueil, La sombre égalité du mal et du cercueil ; Quoique le plus petit vaille le plus prospère ; Car tous les hommes sont les fils du même père ; Ils sont la même larme et sortent du même oeil. On vit, usant ses jours à se remplir d’orgueil ; On marche, on court, on rêve, on souffre, on penche, on tombe, On monte. Quelle est donc cette aube ? C’est la tombe. Où suisje ? Dans la mort. Viens ! Un vent inconnu Vous jette au seuil des cieux. On tremble ; on se voit nu, Impur, hideux, noué des mille noeuds funèbres De ses torts, de ses maux honteux, de ses ténèbres ; Et soudain on entend quelqu’un dans l’infini Qui chante, et par quelqu’un on sent qu’on est béni, Sans voir la main d’où tombe à notre âme méchante L’amour, et sans savoir quelle est la voix qui chante. On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent Fondre et vivre ; et, d’extase et d’azur s’emplissant, Tout notre être frémit de la défaite étrange Du monstre qui devient dans la lumière un ange. Les contemplations Voter pour ce poème!